mardi 15 janvier 2008

C’est à voir - L’odyssée de la misère en vidéo

Objections - n°13 - janvier 2008 - page 5

C’est à voir - L’odyssée de la misère en vidéo

Golden Door évoque l’émigration sicilienne vers les États-Unis, au début du XXe siècle. L’entrée dans un « nouveau monde » – titre original du film – qui est aussi une perte de l’innocence.

Au commencement, il y a deux hommes, vêtus comme des paysans. Sales et suants, ils gravissent à pieds nus une montagne rocheuse, sans mot dire. Et pour cause : coincé dans leur bouche, un énorme caillou leur cisaille la commissure des lèvres. Pendant plusieurs minutes, ignorant tout du lieu, de l’époque ou du but de cette étrange équipée, nous sommes condamnés à observer sans comprendre, captivés par ce mystère autant que par la beauté sauvage des images.

Ainsi commence le dernier film d’Emanuele Crialese, le cinéaste italien de Respiro, qui baignera tout entier, deux heures durant, dans cet étrange alliage de réalisme et d’étrangeté. Le réalisme, c’est celui de la misère de ses protagonistes, une famille sicilienne du début du XXe siècle. Hésitant à partir en Amérique, ces gueux qui ne distinguent pas la religion de la superstition vont demander conseil à la Vierge, en allant déposer à ses pieds, en haut de la montagne, les fameux cailloux – rite qu’on imagine immémorial. Croyant avoir reçu un signe, les voilà en route pour ce pays de cocagne dont ils ignorent tout, convaincus d’aller vers une terre promise, un Canaan où coulent le miel et le lait. Pour traduire cette ignorance émerveillée, Crialese a marié au réalisme de ses personnages un ton onirique qui exprime l’irréalité, pour ces paysans qui n’ont jamais quitté leur village, de cette odyssée sur l’océan – songe qui parfois tourne au cauchemar, comme lors d’une extraordinaire scène de tempête, où l’on ne voit pas un instant les flots déchaînés, juste un étrange ballet de corps ballottés, martyrisés, entremêlés.

Mais il y aura un prix à payer pour cette entrée dans la modernité : toute une part de soi-même, la plus essentielle peut-être, laissée derrière soi à tout jamais ; et, bientôt, le consentement à une humiliation qui est une déshumanisation. Car, pour passer le sas d’Ellis Island, il leur faudra réussir des tests qui mettent en œuvre un eugénisme dans toute l’ingénuité et la bonne conscience de ses jeunes années. En ces temps d’« immigration choisie », ces scènes ont un effet ravageur, même si ce n’est pas là le propos du film : « Je n'étais pas intéressé par le récit historique ou social et encore moins par l'histoire des masses, dit le cinéaste. J'ai voulu aller à la rencontre du particulier, de l'individu qui quitte sa terre natale et, à travers ce voyage, se métamorphose d'homme ancien en homme moderne. L'homme qui part emporte avec lui peu d'objets mais tous ses morts. C'est un homme qui a vécu avec un sens aigu de l'identité et de la mémoire, la mémoire des histoires qui lui ont été transmises par son père et son grand-père. » Et Crialese ajoute : « J'ai cherché à raconter l'histoire de ces hommes d'un autre temps qui croyaient encore à l'importance du mystère, qui voyaient encore les choses qui ne se voient pas, mais qui pourtant existent. »

Si le film touche si profondément, c’est qu’il est aussi le récit du passage de l’ancien monde au nouveau, de l’âge de la simplicité à la modernité, de l’âge de l’innocence à l’âge du rationalisme, de l’âge de la foi à celui du désenchantement. Golden Door est, aussi, notre histoire.

Laurent Lineuil


Golden Door : un DVD Aventi.